Vous êtes-vous déjà demandé ce que ça fait d’être un artiste dans un monde saturé de chefs-d’œuvre ? Non pas de cette saturation moderne où tout le monde peut publier n’importe quoi sur internet, mais d’une saturation par l’excellence, par le génie pur et incontestable ?
Imaginez maintenant que vous êtes poète au Ve siècle avant notre ère, en Grèce. Homère règne en maître absolu sur la poésie épique depuis des siècles. Ses vers sont sur toutes les lèvres, gravés dans tous les cœurs. Les enfants les apprennent par cœur à l’école. Les vieillards les récitent dans les banquets. Ses images sont devenues les métaphores de base de la culture grecque : « l’aurore aux doigts de rose », « la mer couleur de vin », « Achille aux pieds légers ».
Que pouvez-vous bien inventer qui n’ait déjà été chanté, et mieux chanté, par le maître ?
C’est le vertige qu’a dû ressentir Choerilos de Samos. Ce vertige que ressentent tous les artistes qui arrivent après l’âge d’or, tous ceux qui créent à l’ombre des géants. Et sa réponse fut radicale, presque scandaleuse pour son époque : il a décidé de raconter l’actualité.
Pas les exploits de héros mythiques morts depuis mille ans. Pas les amours tragiques de demi-dieux. Non. Les événements que ses contemporains avaient vécus. La guerre contre les Perses. Les batailles de Salamine et de Platées. Les armées de Xerxès traversant l’Hellespont. L’histoire immédiate, encore chaude, encore controversée.
Une enfance dans l’ombre de la guerre
Pour comprendre Choerilos, il faut comprendre Samos dans la première moitié du Ve siècle. Cette île n’était pas n’importe quelle île. C’était un centre culturel et intellectuel bouillonnant. Pythagore en était originaire, même s’il avait fui le tyran Polycrate pour s’installer en Italie. L’île avait connu la prospérité, la tyrannie, les luttes de pouvoir.
Et surtout, elle avait été au cœur du conflit entre la Grèce et la Perse.
Choerilos naît vers 470 av. J.-C., juste après les grandes victoires grecques. Il grandit dans une société qui se remet à peine de la peur existentielle qu’elle a connue. Imaginez ce que ça fait de grandir en entendant vos parents, vos oncles, vos voisins raconter comment ils ont vu l’horizon se noircir de navires perses. Comment ils ont cru que c’en était fini de la civilisation grecque. Comment, contre toute attente, une poignée de cités grecques désunies ont tenu tête au plus grand empire du monde connu.
Ces histoires, Choerilos les a entendues mille fois. Pas dans des livres poussiéreux, pas dans des épopées anciennes. Dans la bouche de gens qui tremblaient encore en les racontant. Dans les yeux de ceux qui avaient perdu des frères, des fils, des pères.
Et pendant ce temps, qu’est-ce qu’on chantait dans les banquets, dans les fêtes, dans les cérémonies officielles ? Les amours d’Hélène et Pâris. Les ruses d’Ulysse. Les exploits d’Achille. Des histoires magnifiques, certes, mais qui dataient de plusieurs siècles, des histoires d’un autre monde où les dieux descendaient du ciel pour se mêler aux affaires des mortels.
Choerilos a dû se poser cette question à un moment : « Et nous, alors ? Notre histoire à nous ne mérite-t-elle pas d’être chantée ? Les hommes qui ont sauvé la Grèce ne méritent-ils pas leur épopée ? »
Le manifeste d’un poète rebelle
C’est ainsi qu’il compose les Persiques (Persēis), une épopée révolutionnaire qui raconte la confrontation entre la Grèce et l’Empire perse. Et comprenez bien ce que ça signifie. Pas de Troie mythique perdue dans les brumes du temps. Pas de héros aux mères immortelles qui les rendent invulnérables. Pas de dieux qui s’affrontent à travers leurs champions mortels.
Juste des hommes. Des hommes réels, avec des noms que tout le monde connaissait. Des batailles que son public avait vécues ou dont leurs pères leur avaient parlé autour du feu. Des lieux qu’on pouvait aller voir, toucher, où le sang avait vraiment coulé.
L’audace du geste est difficile à saisir aujourd’hui, à notre époque où le « basé sur une histoire vraie » est un argument de vente. Mais pour les Grecs du Ve siècle, la poésie épique était intrinsèquement liée au mythe. L’épopée, c’était par définition le récit des temps héroïques, quand les hommes étaient plus grands, plus forts, plus nobles. Quand les dieux parlaient directement aux mortels.
Faire une épopée sur des événements récents, c’était comme… comment dire ? C’était comme si aujourd’hui quelqu’un décidait d’écrire un roman Harlequin sur la guerre en Ukraine, ou un manga shōnen sur la crise climatique. Ça mélange les genres. Ça brise les codes. Ça met mal à l’aise.
Et c’est exactement ce qui rend le geste fascinant.
Le courage de l’innovation
Comprenez bien l’audace du geste. Choerilos abandonne tout le réservoir mythologique qui faisait la richesse de la poésie épique. Plus de Zeus qui lance ses foudres pour décider du sort des batailles. Plus d’Athéna qui descend du ciel pour guider les héros. Plus de dieux qui s’incarnent, qui séduisent, qui punissent, qui récompensent.
Il choisit le risque de la vérité historique contre la sécurité de l’imaginaire collectif.
Et c’est un risque énorme. Parce que quand vous racontez un mythe, vous avez une liberté totale. Vous pouvez faire intervenir n’importe quel élément merveilleux pour résoudre vos problèmes narratifs. Une tempête vous embête ? C’est Poséidon qui est en colère. Un héros doit survivre contre toute logique ? Sa mère divine l’a protégé. La narration s’enlise ? Hop, un oracle cryptique relance l’intrigue.
Mais quand vous racontez des événements réels, récents, connus de tous ? Vous êtes coincé par les faits. Votre public sait comment ça s’est terminé. Il connaît les protagonistes. Il peut vous dire : « Non, ce n’est pas comme ça que ça s’est passé, mon oncle y était. »
Comment maintenir l’élévation épique, la grandeur du vers, la beauté des images, quand vous êtes contraint par le réel ?
C’est le défi que Choerilos s’est lancé. Et apparemment, il a réussi à convaincre les Athéniens. Selon les sources anciennes, ils lui ont offert un statère d’or pour chaque vers de son poème. Ils ont ordonné que ses vers soient chantés publiquement, comme ceux d’Homère. Un honneur immense. Quel triomphe pour un poète qui osait défier les codes !
Imaginez la scène. Choerilos, sur une estrade, récitant ses vers devant une foule athénienne. Et dans cette foule, des vétérans de Salamine qui hochent la tête en reconnaissant la vérité de ce qu’il dit. Des jeunes gens qui découvrent l’histoire de leurs pères transformée en épopée. Des politiciens qui comprennent la puissance de cette nouvelle forme narrative.
C’est un moment fondateur. Le moment où la poésie épique bascule de la mythologie vers l’histoire. Le moment où on réalise que les exploits réels peuvent être aussi grands, aussi dignes d’être chantés que les légendes.
Le prix de l’audace
Mais voilà, l’innovation a toujours son prix. Et Choerilos l’a payé, d’une certaine manière.
Les critiques n’ont pas été tendres. Aristote le mentionne dans sa Poétique avec une certaine distance, comme un exemple intéressant mais pas tout à fait réussi d’innovation épique. Horace, quelques siècles plus tard, fera de son nom un synonyme de médiocrité poétique dans son Art poétique. Le nom même de Choerilos devient une référence négative, un contre-exemple.
C’est dur, quand on y pense. Vous innovez, vous osez, vous recevez les honneurs de votre vivant, et puis les générations suivantes font de vous un symbole de l’échec poétique.
Était-ce vraiment mérité ? Ou est-ce simplement que nous, humains, préférons souvent les belles légendes aux vérités rugueuses ? Que nous reprochons aux innovateurs de ne pas avoir la perfection des maîtres qu’ils tentent de dépasser ?
Je pense qu’il y a quelque chose de profondément injuste dans la postérité de Choerilos. Oui, ses vers n’avaient probablement pas la perfection cristalline d’Homère. Oui, son style était peut-être moins raffiné. Mais juger un pionnier avec les critères établis par ceux qu’il cherche à dépasser, c’est absurde.
C’est comme critiquer les premiers films parlants parce qu’ils ne sont pas aussi bien filmés que les chefs-d’œuvre du cinéma muet. Ou reprocher aux premiers romans psychologiques de ne pas avoir l’action des romans d’aventure. L’innovation crée ses propres critères. Elle ouvre des voies nouvelles, même si elle ne les parcourt pas avec une perfection absolue.
Choerilos a ouvert la voie. C’est déjà énorme.
L’art de la géographie poétique
Il y a un aspect du travail de Choerilos qu’on ne doit pas négliger : son génie géographique.
Les Persiques étaient apparemment pleines de descriptions détaillées des territoires traversés par les armées perses. Les peuples rencontrés, avec leurs coutumes étranges. Les villes assiégées, avec leurs murailles et leurs temples. Les fleuves franchis, les montagnes escaladées, les plaines où s’affrontaient des dizaines de milliers d’hommes.
Choerilos transformait la géographie en poésie. Il nous disait : « Le monde réel est aussi vertigineux que celui des dieux. »
C’était une innovation en soi. Parce que dans l’épopée homérique, la géographie est souvent floue, mythique, impossible à situer précisément. L’Odyssée se passe dans un espace onirique où les distances se distordent, où les îles apparaissent et disparaissent au gré des caprices divins. C’est une géographie de l’imaginaire.
Choerilos, lui, ancrait son récit dans le réel. Il donnait des repères précis. Il transformait le monde connu en terrain épique. En faisant cela, il faisait quelque chose de révolutionnaire : il disait que notre monde, le monde réel et tangible, est assez grand, assez étrange, assez beau pour mériter une épopée.
N’est-ce pas ce que nous cherchons encore aujourd’hui ? À rendre poétique notre quotidien, à trouver l’épique dans nos vies ordinaires ? Chaque fois qu’un écrivain de voyage transforme un trajet en train en odyssée intérieure, chaque fois qu’un poète trouve le sublime dans un paysage urbain, il marche dans les pas de Choerilos.
Le philosophe malgré lui
Voici un détail qu’on connaît de Choerilos et qui m’émeut particulièrement : selon Diogène Laërce, historien des philosophes, c’est lui qui a rapporté que Thalès de Milet avait été le premier à proclamer l’immortalité de l’âme.
Réfléchissez-y un instant. Choerilos était poète, pas philosophe. Son truc, c’était les vers, les épopées, les récits de batailles. Mais il s’intéressait aux idées, à ce qui faisait débat dans son monde. Il suivait les discussions philosophiques. Il lisait ou écoutait les penseurs de son temps.
Et quand il a entendu parler de Thalès et de ses théories sur l’âme, il a trouvé ça suffisamment important pour le mentionner, pour le transmettre. Peut-être dans une note en marge, peut-être dans une conversation, peut-être dans un texte aujourd’hui perdu. Mais il l’a dit, et cette information nous est parvenue grâce à lui.
Ça nous dit quelque chose sur Choerilos. Ça nous dit qu’il n’était pas juste un technicien du vers, un artisan des mots. C’était un intellectuel au sens plein. Un homme curieux du monde, des idées, de ce qui fait qu’on est humain.
Il faisait le pont entre la poésie et la philosophie, entre l’art et la pensée. Comme si pour lui, tout était lié : raconter l’histoire, comprendre le monde, réfléchir sur la nature de l’âme. Tout ça participait du même projet : donner sens à l’existence humaine.
Cette curiosité universelle, cette soif de tout embrasser, n’est-ce pas le propre des esprits les plus vivants ? Ceux qui refusent de s’enfermer dans une seule discipline, une seule façon de voir ? On pense à Léonard de Vinci, peintre, ingénieur, anatomiste. À Goethe, poète, romancier, scientifique. À ces esprits renaissances qui refusent la spécialisation.
Choerilos, à sa manière, était de cette trempe. Un poète qui s’intéressait à la philosophie. Un conteur d’histoires qui voulait comprendre les lois du monde.
Ce que Choerilos nous dit de nous-mêmes
Quand je pense à Choerilos aujourd’hui, je pense à tous ces créateurs qui se battent contre le poids de la tradition.
L’écrivain qui veut raconter autre chose que ce que les maisons d’édition attendent. Qui veut mélanger les genres, briser les formats, inventer de nouvelles formes. Et qui se heurte au : « Oui, mais c’est pas vraiment un roman ça », « Ça se vendra jamais », « Les lecteurs n’aimeront pas ».
Le musicien qui compose en dehors des formats radio. Qui veut des chansons de sept minutes, des structures bizarres, des mélanges de styles qu’on n’a jamais entendus. Et qui se fait dire : « C’est intéressant mais c’est pas commercial », « Faut simplifier », « Les gens veulent du classique ».
L’artiste visuel qui refuse de reproduire ce qui marche déjà. Qui veut inventer son propre langage plastique. Et qui entend : « C’est bien mais c’est pas vraiment de l’art contemporain », « Ça ressemble à rien de connu », « Personne ne comprendra ».
Choerilos nous rappelle quelque chose d’essentiel : l’art qui bouleverse n’est jamais universellement applaudi. Il faut du temps pour que l’innovation soit reconnue. Et parfois, elle ne l’est jamais vraiment de son vivant.
Mais ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas oser.
Parce que regardez ce qui se passe. Choerilos prend le risque. Il est critiqué, certes, mais il est aussi célébré de son vivant. Les Athéniens l’honorent. Ses vers sont chantés. Il a le succès, même si ce succès est controversé.
Et surtout, il ouvre une brèche. Après lui, l’idée qu’on peut faire de l’épopée avec de l’histoire récente existe. C’est dans le champ des possibles. D’autres viendront, qui affineront l’approche, qui perfectionneront la technique.
Sans Choerilos, pas de Lucain racontant la guerre civile romaine dans sa Pharsale. Sans Choerilos, peut-être pas de tradition historiographique poétique qui se développera ensuite. Il plante une graine qui germera pendant des siècles.
C’est ça, être un pionnier. Ce n’est pas forcément être le meilleur. C’est être le premier à oser. C’est montrer que c’est possible, même si c’est imparfait. C’est tracer un chemin, même s’il est rocailleux, même si d’autres le rendront plus praticable après vous.
L’éternelle tension entre imitation et innovation
Il y a une tension fondamentale dans l’art, dans la création, dans toute forme d’expression humaine. C’est la tension entre imiter les maîtres et inventer de nouvelles voies.
D’un côté, il y a la sécurité de la tradition. Vous savez ce qui marche. Vous avez des modèles éprouvés. Vous pouvez vous perfectionner dans la maîtrise de formes existantes. C’est rassurant. C’est valorisé. On vous dira : « Ah, on voit que vous avez travaillé les classiques », « On reconnaît l’influence de tel maître », « Vous êtes un vrai héritier de la tradition ».
De l’autre, il y a le vertige de l’innovation. Vous ne savez pas si ça va marcher. Vous n’avez pas de carte, pas de boussole. Vous avancez à tâtons dans un territoire inconnu. C’est terrifiant. C’est souvent décrié. On vous dira : « C’est bizarre », « Ça ressemble à rien », « Vous n’avez pas respecté les codes ».
La vérité, c’est que les deux sont nécessaires. Une culture qui ne fait qu’imiter finit par stagner, par se scléroser. Elle devient un musée, belle mais morte. Mais une culture qui ne fait qu’innover sans jamais maîtriser ce qui existe déjà perd en profondeur, en nuance, en richesse.
L’idéal, c’est l’équilibre. C’est de maîtriser la tradition pour mieux la dépasser. C’est de connaître les règles pour savoir lesquelles briser.
Choerilos connaissait Homère. Il le connaissait par cœur, probablement. Il avait grandi avec ces vers dans les oreilles. Il maîtrisait la technique de l’hexamètre dactylique, les formules épiques, les comparaisons homériques. Et c’est parce qu’il maîtrisait tout ça qu’il pouvait oser s’en éloigner.
Il n’a pas rejeté la forme de l’épopée. Il a gardé le vers, la structure, l’élévation du ton. Mais il a changé le contenu, la matière, le propos. C’était une révolution en douceur, si on peut dire. Une révolution qui gardait juste assez de tradition pour rester compréhensible.
C’est un équilibre délicat. Trop de tradition, et vous n’êtes qu’un imitateur. Trop d’innovation, et vous perdez votre public. Choerilos a trouvé cet équilibre, même si le résultat n’était pas parfait.
Le poids des fragments
Il y a quelque chose de tragiquement poétique dans le destin de l’œuvre de Choerilos. Ces Persiques qui ont été célébrées, chantées publiquement, récompensées généreusement, ne nous sont parvenues qu’en fragments. Des bribes. Des citations dans des textes d’autres auteurs. Des allusions. Des mentions.
Le poème complet est perdu. Disparu dans le naufrage de la littérature antique, dans les incendies de bibliothèques, dans les siècles d’oubli et de négligence.
C’est le sort de la plupart des œuvres antiques. Sur des milliers de textes produits dans la Grèce classique, seule une infime portion a survécu. Et souvent, ce qui a survécu n’est pas forcément le meilleur, mais ce qui a eu la chance d’être copié, recopié, jugé digne de préservation par les générations successives.
Choerilos, critiqué par Horace, moqué comme exemple de médiocrité, n’a pas eu cette chance. Pourquoi copier les œuvres d’un poète médiocre quand on peut copier Homère, Virgile, les grands maîtres ?
Et voilà comment se crée l’histoire littéraire : par une sélection qui n’est pas toujours juste, qui reflète autant les préjugés d’une époque que la qualité intrinsèque des œuvres.
Combien d’innovateurs ont ainsi disparu, dont les œuvres n’ont pas survécu parce qu’elles dérangeaient trop, parce qu’elles ne correspondaient pas aux canons du moment ? Combien de Choerilos ont été effacés de l’histoire ?
Cela nous rappelle la fragilité de la création artistique. Un livre non publié, une œuvre non préservée, c’est une voix qui disparaît pour toujours. C’est pour ça que chaque texte compte, chaque tentative, même imparfaite. Parce qu’on ne sait jamais ce qui survivra, ce qui parlera aux générations futures.
L’héritage invisible
Choerilos n’a pas eu la postérité qu’il espérait peut-être. Ses poèmes ne nous sont parvenus qu’en fragments. Son nom est devenu synonyme de médiocrité pour certains critiques anciens. Pas de statues, pas de culte, pas de vénération.
Mais son geste, lui, a eu un héritage.
Après lui, d’autres oseront raconter leur époque en vers épiques. Le genre de la « poésie historique » existe. L’idée est dans l’air. Même si Choerilos est oublié, ce qu’il a initié continue.
Au Ier siècle de notre ère, Lucain écrit la Pharsale, épopée sur la guerre civile entre César et Pompée. Des événements vieux d’un siècle seulement. Lucain reprend exactement l’intuition de Choerilos : l’histoire récente peut être épique.
Au Moyen Âge, les chroniqueurs en vers chanteront les croisades et les batailles de leur temps. La Chanson de Roland, les chroniques des croisades, toute cette littérature qui mêle histoire et poésie.
Et jusqu’à aujourd’hui, où la « non-fiction narrative » – ce qu’on appelle parfois le « creative nonfiction » – mêle journalisme et littérature pour raconter le réel avec les outils de la fiction. Truman Capote avec De sang-froid, Emmanuel Carrère avec L’Adversaire, tout ce courant qui refuse la frontière nette entre fiction et réalité.
Choerilos a été un précurseur. Un de ces artistes que leur époque ne sait pas tout à fait comment prendre, qui dérangent autant qu’ils fascinent, et dont l’influence se fait sentir bien après qu’on ait cessé de prononcer leur nom.
C’est peut-être ça, le vrai succès. Pas d’avoir son nom gravé dans le marbre. Pas d’être cité comme référence absolue. Mais d’avoir ouvert une porte, tracé un chemin, planté une graine. Même si c’est un autre qui récoltera les fruits, même si c’est un autre qui sera célébré.
L’art n’est pas une compétition où il n’y aurait qu’un gagnant. C’est une conversation à travers les siècles, où chacun apporte sa pierre. Choerilos a apporté la sienne. Elle était importante.
Ce que Choerilos nous murmure à l’oreille
Si vous écrivez, si vous créez, si vous composez, si vous peignez, si vous avez cette envie folle de raconter quelque chose qui vous brûle les doigts mais qui ne correspond à aucun format attendu, pensez à Choerilos.
Pensez à ce poète de Samos qui a osé dire : « Les histoires mythologiques, c’est très bien, mais moi je veux chanter ce que nous vivons. » Qui a pris le risque de la critique, qui a essuyé les sarcasmes, mais qui a aussi connu les honneurs et la reconnaissance de son vivant.
Le monde a toujours besoin de gens qui osent sortir des sentiers battus. Qui prennent le réel à bras-le-corps pour en faire de l’art. Qui refusent de se contenter des formules qui marchent.
Oui, vous serez critiqué. Oui, certains diront que ce n’était pas aussi bien qu’avant, que vous avez perdu l’essence de ce qui fait la beauté. Oui, il y aura toujours des puristes pour vous expliquer que vous ne respectez pas la tradition, que vous brisez les codes, que vous n’avez rien compris.
Mais peut-être que quelques-uns comprendront. Peut-être qu’une ville vous couvrira d’or, symboliquement ou littéralement. Peut-être que vos mots seront chantés dans des lieux publics. Peut-être que vous ouvrirez une voie que d’autres suivront et perfectionneront.
Et même si rien de tout cela n’arrive, même si votre nom se perd dans les méandres du temps, vous aurez fait ce que Choerilos a fait : vous aurez vécu pleinement votre présent, vous aurez refusé de n’être que l’écho d’un passé glorieux.
Vous aurez osé. Et dans l’acte d’oser, il y a déjà une forme de victoire.
La question éternelle
Voici la question que Choerilos pose à chaque génération, à chaque créateur, à chaque personne qui ressent l’appel de l’art : faut-il imiter les maîtres ou inventer de nouvelles voies ?
La réponse n’est pas simple. Elle ne peut pas l’être. Les deux sont nécessaires. L’imitation permet la transmission, la préservation, le raffinement. L’innovation permet le renouvellement, l’adaptation, le progrès.
Mais si tout le monde choisit l’imitation, qui fera avancer l’art ? Qui osera être la risée aujourd’hui pour devenir peut-être l’inspiration de demain ?
Il faut des Choerilos. Il faut des gens qui prennent le risque d’être imparfaits mais originaux plutôt que parfaits mais redondants. Il faut des pionniers, même maladroits. Il faut des défricheurs, même si leur chemin est tortueux.
Parce que sans eux, l’art se fige. Il devient une relique, certes belle, mais morte. Un musée où l’on vient admirer le passé sans imaginer l’avenir.
Choerilos de Samos a fait son choix. Il a préféré être un innovateur imparfait qu’un imitateur parfait. Il a choisi le risque de l’échec contre la sécurité de la tradition. Il a mis son talent au service d’une vision nouvelle, même si cette vision n’était pas totalement aboutie.
Et quelque part, 2500 ans plus tard, nous parlons encore de lui. Pas autant que d’Homère, certes. Pas avec la même révérence. Mais nous parlons de lui. Nous nous souvenons de ce qu’il a tenté. Nous reconnaissons son audace.
Pas mal, pour un poète que certains ont traité de médiocre, non ?
En fin de compte, Choerilos nous rappelle que l’histoire de l’art n’est pas faite que de chefs-d’œuvre incontestés, admirés par tous, immortels et parfaits. Elle est faite aussi – peut-être surtout – d’audaces mal comprises, de paris risqués, de voies nouvelles ouvertes par ceux qui osent.
Elle est faite de ces moments où quelqu’un regarde le monde autour de lui et se dit : « Ça aussi mérite d’être raconté. » Où quelqu’un refuse l’excuse du « ça a toujours été fait comme ça » et tente autre chose, même sans garantie de succès.
L’art progresse par ces petites révolutions, ces déplacements de perspective, ces changements de focale. Pas toujours spectaculaires. Pas toujours réussis du premier coup. Mais nécessaires.
Choerilos a été un de ces moments. Un de ces déplacements. Une de ces tentatives qui, même imparfaite, change quelque chose dans l’air du temps.
Et vous, maintenant, en 2025, avec vos propres défis, vos propres doutes, vos propres envies de création – qu’allez-vous oser ?
Quelle tradition allez-vous respecter, et laquelle allez-vous briser ? Quel chemin tracé allez-vous suivre, et lequel allez-vous défricher ? Quel héritage allez-vous recevoir, et lequel allez-vous transmettre ?
Choerilos vous murmure à travers les siècles : osez. Osez raconter votre présent. Osez croire que ce que vous vivez vaut la peine d’être transformé en art. Osez risquer l’imperfection plutôt que la sécurité de l’imitation.
Parce que c’est comme ça que l’art reste vivant. C’est comme ça qu’il continue à parler aux vivants, aux gens qui respirent, qui doutent, qui cherchent. C’est comme ça qu’il reste nécessaire.
Alors, à vous de jouer maintenant.
